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https://iclfi.org/pubs/ro/4/anti-scabs

Nous reproduisons ci-dessous une présentation éditée pour publication qui a été livrée en février 2020 par notre camarade Vincent David à l’occasion d’une réunion du bureau politique (BP), la plus haute instance exécutive de la Ligue trotskyste. La présentation fait suite à d’importantes discussions dans le BP alors que ses membres penchaient à ce moment-là en faveur d’accorder un soutien à la loi anti-scabs.

À l’encontre de cette trajectoire du BP, la présentation du camarade David réaffirme l’opposition historique de notre tendance aux lois anti-scabs au Québec et en Colombie-Britannique, telle que défendue dans les pages de notre ancienne publication Spartacist Canada depuis la fin des années 1970. En développant l’histoire de la loi anti-scabs et en réfutant les arguments soulevés à l’intérieur du BP, la présentation est aussi une extension de notre position et motive clairement pourquoi il est dans l’intérêt vital du mouvement ouvrier québécois de s’opposer à cette loi qui mine constamment les luttes des travailleurs.

Lors de la production de République ouvrière n° 3, plus précisément lors de la rédaction et l’édition de l’article « Un an de lockout à ABI », le BP a tenté d’adopter et d’introduire une ligne en soutien critique à l’article 109.1 du Code du travail du Québec, plus connu sous le nom de « loi anti-scabs ». Il y avait un moment que nous savions qu’il fallait avoir plus de discussions sur cette loi et les opinions variaient déjà avant cette production. Mais elles se sont polarisées lorsque le BP a voulu introduire dans le projet d’article sur ABI la formulation suivante :

« La disposition anti-scabs avait été adoptée après la très dure et militante grève des Travailleurs unis de l’automobile contre la United Aircraft de Longueuil (aujourd’hui Pratt & Whitney), en 1974-75. Bien que cette disposition rende l’usage de scabs un peu plus compliqué pour les patrons, le point de la loi n’est pas d’aider les travailleurs, mais de les apaiser et de rétablir la “paix sociale”. »

Cette formulation voulait dire deux choses. Premièrement, que la loi anti-scabs est un acquis de la « très dure et militante grève des Travailleurs unis de l’automobile » et, deuxièmement, qu’elle rend l’usage de scabs un peu plus compliqué pour les patrons. En d’autres mots, c’est une forme de soutien à la loi anti-scabs et c’est précisément la position que défendait le BP.

Contre la position du BP et la formulation qu’il voulait introduire dans l’article, le camarade Perrault a réagi fortement pour nous stopper et écrivait :

« Je pense que l’on devrait être contre les dispositions anti-scabs et tout le cadre légal qui les entoure. Je ne pense pas que l’on devrait présenter les dispositions “anti-scabs” comme étant une sorte d’acquis partiel pour la classe ouvrière. Je pense que fondamentalement ces dispositions avantagent les patrons. »

Entre-temps, le BP organisa une réunion en pleine production pour voter sa ligne de soutien critique à la loi anti-scabs. Le projet de motion qu’il avait rédigé allait encore plus loin. Il disait : « Bien que le Code du travail du Québec soit anti-ouvrier, il y a certaines dispositions comme la loi anti-scabs qui sont défendables et sont le résultat de la lutte de classe. » Le projet poursuivait en disant :

« certaines formulations dans SC, particulièrement SC n°  27 (1978), impliquent que nous dénonçons la loi anti-scabs simplement comme un outil des patrons. S’opposer carrément à cette disposition nous placerait du côté des patrons » (je souligne).

Heureusement, ce projet de motion n’a jamais été déposé et la réunion n’a jamais eu lieu en raison des différences importantes entre les camarades. Mais une chose est sûre : il semble bien que la lutte contre les illusions dans la loi anti-scabs devait d’abord commencer… dans le BP.

La loi anti-scabs n’est pas un gain de la classe ouvrière : elle ne fait qu’enchaîner davantage les syndicats à l’État et renforcer les illusions comme quoi l’État, ses flics, ses tribunaux, mais aussi son ministère du Travail et ses inspecteurs peuvent être utilisés pour arrêter les scabs et défendre les grèves des travailleurs. La loi anti-scabs protège aussi légalement l’emploi de scabs et est un des outils de la bourgeoisie qui ont été les plus efficaces pour « pacifier » la classe ouvrière québécoise et saper son militantisme.

Historique de la loi anti-scabs au Québec et ailleurs

Avant de comprendre d’où venait la position du BP de soutien à cette disposition, faisons un peu d’histoire. Je vais me concentrer ici beaucoup sur l’histoire de la loi anti-scabs au Québec, car c’est celle que je connais le mieux.

Montréal, 27 août 1973 : 400 travailleurs de 17 compagnies différentes occupent les bureaux de Jean Cournoyer, ministre libéral du Travail sous le gouvernement de Robert Bourassa. Marcel Pepin et Louis Laberge, fraîchement sortis de leur emprisonnement pour la grève du Front commun de 1972, leur rendront visite pour les appuyer. Ces 400 travailleurs sont les « grévistes oubliés » : ce sont des syndiqués embourbés dans des conflits de travail qui pourrissent depuis des mois, voire parfois depuis plus d’un an. Ils travaillent à la Firestone de Joliette, aux usines Seven-Up de Québec, aux « Slack Brothers » de Waterloo, à la Canadian Gypsum de Montréal, aux abattoirs de Victoriaville, aux services ferroviaires d’Alcan du Saguenay, etc. Le ministre daigne se pointer en soirée et les ouvriers lui remettent un manifeste intitulé « Le travail, notre propriété » qui contient leurs revendications. La première revendication est que le ministre proclame que « le droit au travail prime sur les droits du capital et de la propriété privée ». Inutile de dire que celle-là, ils ne l’obtiendront pas…

La seconde revendication de ce manifeste est l’adoption d’une série d’amendements au Code du travail du Québec, qui avait été adopté en 1964 par le gouvernement de Jean Lesage, pour « déclarer illégale l’utilisation de “scabs” et de forces policières pour assurer la production de l’entreprise » pendant une grève ou un lockout (La Presse, 28 août 1973). Cournoyer finira par leur promettre qu’il tentera de faire quelque chose. Il élabore quelques mois plus tard le premier projet de loi anti-scabs : un projet ultra antisyndical qui exige toutes sortes de concessions des syndicats et impose plusieurs intrusions de l’État dans leur vie interne. Le projet de Cournoyer tombera à l’eau, condamné par les syndicats et les patrons.

Au Québec, dans les années 1970, la société est en pleine explosion : des grèves dures et militantes sont sans cesse déclenchées, avec la lutte de libération nationale du Québec comme toile de fond. Les syndicats sont en pleine expansion et leur base est de plus en plus radicalisée depuis le milieu des années 1960, une radicalisation qui s’accélère avec la crise d’Octobre et la grève insurrectionnelle de 1972. Vous connaissez tous la grève de 1972. Je donne un autre exemple : en 1974, après une montée fulgurante de l’inflation, les employés d’entretien de la STM (la CTCUM à l’époque) déclencheront une grève illégale d’environ deux mois exigeant la réouverture des conventions collectives et l’arrimage des salaires à l’inflation. Leurs dirigeants syndicaux seront mis en prison, mais les travailleurs seront victorieux. Donc que ce soit les pompiers, les taxis, la construction, les cols bleus de Montréal, les ports, les mines, les barrages hydro-électriques : dans les années 1970, à peu près tous les secteurs de l’industrie québécoise seront touchés par de longues grèves dures et militantes. J’ai fait pas mal de recherche dans les archives de La Presse et du Devoir de ces années et je conseille aux camarades d’aller y jeter un coup d’œil parce que c’est très différent de ce qu’on lit aujourd’hui dans la presse bourgeoise : il n’y a pratiquement pas un numéro sans la mention d’une grève en cours.

Une des plus célèbres des grèves de cette époque, et probablement la plus violente aussi, est la grève à la United Aircraft de Longueuil déclenchée début 1974. Deux mille travailleurs affiliés aux Travailleurs unis de l’automobile vont mener une grève de 20 mois pour leur salaire, leur horaire, mais aussi pour l’imposition de la formule Rand, ce qu’on appelle les « dues checkoff » aux États-Unis. La United Aircraft, déterminée à casser le syndicat, va recruter des scabs en masse (avec l’aide du gouvernement qui dirige les chômeurs vers la compagnie) et au 11e mois de grève, la moitié des grévistes ont traversé les lignes de piquetage pour retourner au travail. La violence contre les scabs à la porte de l’usine est quotidienne et les flics font preuve d’une violence extrême. La United Aircraft va même payer les heures supplémentaires de la police de Longueuil ! Finalement, après une occupation désespérée de l’usine qui est réprimée dans le sang, littéralement, la grève est défaite. La seule consolation des grévistes sera que la majorité d’entre eux pourront reprendre leur boulot.

Dans tous les livres d’histoire ouvrière québécoise, on présente généralement l’adoption de la loi anti-scabs comme un gain et un résultat positif direct de la grève à la United Aircraft. René Lévesque, dirigeant du PQ, avait d’ailleurs publiquement appuyé les grévistes et promis l’adoption d’une telle loi. En fait, que ce soit à l’université, dans les livres ou dans la conscience syndicale au Québec, la loi anti-scabs est perçue comme un acquis majeur du syndicalisme des années 1970, au même titre que la formule Rand. Encore aujourd’hui, à la STM, les nouveaux employés syndiqués à la CSN se font dire exactement ça lors de la présentation d’accueil du syndicat.

Mais en fait, la nécessité d’une telle loi anti-scabs, et d’une régularisation plus poussée des relations de travail à ce moment-là venait d’un climat de plus en plus insoutenable pour la classe bourgeoise au milieu des années 1970. N’en déplaise aux patrons qui pensaient qu’individuellement ils pourraient mater leurs propres travailleurs comme à la United Aircraft, il était plus que temps que l’État bourgeois emploie une nouvelle méthode pour pacifier la classe ouvrière québécoise dans son ensemble parce que la matraque et les emprisonnements ne suffisaient plus. Et cette tâche, ce sera celle du gouvernement du PQ, qui arrive au pouvoir en 1976, massivement soutenu par les directions syndicales. Bien que ce soit un gouvernement bourgeois, le patronat est affolé et croit littéralement que les syndicats viennent de prendre le pouvoir au Québec. Lévesque et sa clique s’affaireront à les rassurer.

Pierre-Marc Johnson, alors ministre du Travail, dépose le projet de loi 45 en 1977, qui inclut une série d’amendements au Code du travail. On y trouve la fameuse disposition anti-scabs, ainsi qu’un paquet de régulations antisyndicales comme l’obligation de tenir des votes secrets dans les assemblées syndicales, l’imposition de l’arbitrage lors de la première négociation d’une convention collective, l’obligation pour les syndicats de divulguer les états financiers aux membres, l’imposition de la formule Rand et des restrictions aux grèves dans les « services essentiels ». À noter que la loi 45 facilitait aussi l’accréditation des syndicats. C’est probablement la seule chose soutenable qu’elle contenait, mais cela fait office de détail par rapport au cœur du projet de loi qui était clairement antisyndical.

Les dirigeants syndicaux, bien que critiques, approuveront quand même le projet de loi comme un pas en avant. Mais rapidement, lorsqu’il est devenu clair que la loi ne leur donnait rien, comme le conflit à la Commonwealth Plywood va le montrer (j’y reviendrai), la CSN la dénoncera et fera campagne contre ces dispositions antisyndicales, tout en n’abandonnant pas la revendication d’obtenir une « vraie » loi anti-scabs. Quant au Conseil du patronat du Québec, il lancera une agressive campagne contre le projet de loi.

En Ontario, une loi anti-scabs modelée sur celle du Québec avait été introduite par le gouvernement néodémocrate de Bob Rae au début des années 1990 pour tenter d’amadouer les syndicats qui devenaient de plus en plus mécontents de ses politiques. Cette loi a toutefois été annulée lors de l’élection du gouvernement conservateur de Mike Harris en 1995. En Colombie-Britannique, une telle loi existe toujours, elle aussi adoptée en 1993 sous le gouvernement néodémocrate de Mike Harcourt. En 1999, les syndicats au Manitoba avaient aussi tenté de faire pression sur le gouvernement néodémocrate de Gary Doer pour qu’il adopte une telle loi, mais sans succès.

Au niveau fédéral, il y a eu plusieurs tentatives d’amendements au Code canadien du travail venant à la fois du NPD, mais aussi du Bloc québécois, mais toutes ont été battues par des alliances entre conservateurs et libéraux ou n’ont tout simplement jamais abouti. D’ailleurs, en janvier dernier [2020], le NPD a promis un nouveau projet de loi anti-scabs à la Chambre des communes.

Donc les lois anti-scabs qui ont été adoptées l’ont toujours été dans des provinces où les syndicats sont assez forts et où on trouve une importante histoire de lutte de classe. Au Canada anglais, cette demande est évidemment souvent liée à l’élection de gouvernements provinciaux néodémocrates. Quant au Québec, elle est associée au premier gouvernement du PQ, encore largement perçu comme le gouvernement le plus progressiste de l’histoire du Québec. Toutefois, encore aujourd’hui, peu importe qui est au pouvoir, dès qu’il y a un peu de « poussaillage » sur une ligne de piquetage quelque part, la bureaucratie syndicale, tant au Québec qu’au Canada anglais, fait une sortie pour demander un renforcement de la loi anti-scabs ou alors son adoption, selon où le conflit se trouve.

Mouvement ouvrier et loi anti-scabs aujourd’hui

Qu’en est-il de la loi anti-scabs aujourd’hui au Québec ? Voyons un exemple récent.

Le jeudi 16 janvier dernier [2020] avait lieu une manifestation des travailleurs de Swissport, qui font le ravitaillement d’essence à l’aéroport de Montréal. Un petit syndicat d’une centaine de membres qui a mené une grève difficile d’un mois. Difficile, car Swissport, dès le début de la grève, était en mesure de maintenir toutes ses opérations avec des scabs et le syndicat n’avait aucune perspective de même essayer de fermer l’aéroport. Évidemment, un si petit syndicat aurait un urgent besoin de mobiliser les autres travailleurs de l’aéroport.

Les aéroports, tout comme les ports, les télécoms et d’autres industries, sont sous juridiction fédérale et ce n’est pas le Code du travail du Québec qui s’applique à ce moment. Donc pas de loi anti-scabs. Les discours à la manifestation du 16 janvier de tous les bureaucrates syndicaux, et de la députée du Bloc québécois qui a parlé, avaient le même mot d’ordre : il faut une loi anti-scabs au fédéral ! C’est dans ce contexte que le NPD vient de promettre son projet de loi.

Même son de cloche sur les lignes de piquetage à la raffinerie Co-op à Régina, qui a été brièvement bloquée par Unifor. Jaagmeet Singh a visité les lignes de piquetage pour annoncer le dépôt d’une loi anti-scabs au niveau fédéral.

Plutôt que de mobiliser les autres syndicats pour fermer les opérations, plutôt que de mobiliser des lignes de piquetage fermes, la perspective des bureaucrates syndicaux et des larbins sociaux-démocrates du NPD est l’adoption d’une loi anti-scabs !

Ces exemples montrent bien l’impact que la loi anti-scabs a eu sur le mouvement ouvrier au Québec et ailleurs au Canada : la loi anti-scabs est le prétexte par excellence de la bureaucratie syndicale pour démobiliser les travailleurs, empêcher la formation de lignes de piquetage et canaliser la colère des travailleurs dans le crétinisme parlementaire, renforçant ainsi les illusions comme quoi l’État peut intervenir en faveur des travailleurs.

Les camarades à Montréal se souviennent tous de la grève du SÉTUE, des employés-étudiants à l’UQAM en 2015-16. Ce syndicat était dominé par des soi-disant « radicaux » de l’IWW et des activistes étudiants vétérans de la grève étudiante de 2012, qui se gargarisaient de phrases creuses sur le « syndicalisme de combat ». Le premier jour de la grève, ceux-ci ont fermé le campus pour faire une action d’éclat. Le deuxième jour ? Rien… Pourquoi ? Mais parce que la loi anti-scabs protège notre grève, qu’ils disaient ! Inutile de dire que la grève fut un cuisant échec et qu’une multitude d’employés-étudiants continuaient de travailler et traversaient leurs propres lignes.

Lors du lockout de 18 mois de l’aluminerie de Bécancour, la compagnie maintenait une partie de sa production avec une centaine de cadres, tout cela légalement grâce à la loi anti-scabs… La bureaucratie avait infecté les travailleurs de sa politique pourrie au point où beaucoup d’ouvriers à qui nous parlions ne considéraient même pas les foremen qui traversaient leurs lignes quotidiennement pour voler leur job comme des scabs ! Ce scénario se répète sans cesse au Québec. La bureaucratie syndicale a complètement embrassé le cadre de cette loi anti-scabs et ne jure que par celle-ci comme seule arme pour gagner des grèves… avec les résultats des dernières décennies que l’on connaît. Et quand la grève est défaite, les bureaucrates blâment aussi la loi anti-scabs qui est trop « archaïque » et qu’il faut moderniser…

Au Québec, deux conflits ont particulièrement mis en lumière le caractère réactionnaire de la loi anti-scabs. Les lockouts au Journal de Québec (2007-08) et au Journal de Montréal (2009-11), tous deux propriété de Québecor. Il s’agit de conflits dans la presse écrite donc pas dans la classe ouvrière, mais ils ont polarisé beaucoup la société et ont redonné un nouveau souffle aux campagnes des syndicats pour renforcer la loi anti-scabs. Actuellement, cette loi s’applique en fonction de l’établissement physique d’une compagnie. Québecor n’a donc eu aucune difficulté à produire et faire imprimer ses journaux comme si de rien n’était durant ces deux très longs conflits, avec l’aide de l’Agence QMI et de pigistes externes, sans contrevenir à la loi anti-scabs. Un camarade a cité d’ailleurs le jugement de la Cour supérieure du Québec sur cela. Ces deux longs conflits se solderont par des défaites syndicales cuisantes, le syndicat ayant passé le gros de son temps à plaider devant les tribunaux que Québecor contrevenait à la loi anti-scabs. Depuis, les appels à moderniser cette loi et citant en exemple ces deux conflits sont courants.

La raison pour laquelle je m’attarde sur toute cette histoire c’est pour dresser un portrait de l’effet dévastateur de la loi anti-scabs, les illusions colportées dans celle-ci par les bureaucrates syndicaux ayant été payées par de nombreuses défaites. En parlant des leçons de la grève de Minneapolis de 1934, le dirigeant trotskyste américain James P. Cannon expliquait bien le rôle de l’État dans les grèves au stade impérialiste du capitalisme :

« Le mouvement syndical d’antan, qui avait l’habitude de négocier avec les patrons sans interférence du gouvernement, appartient au musée. Le mouvement syndical moderne doit être dirigé politiquement, car il est confronté au gouvernement à chaque tournant. Nos gens y étaient préparés parce qu’ils étaient politiques, inspirés par des conceptions politiques. La politique de la lutte de classe guidait nos camarades. Ils ne pouvaient être trompés ou manœuvrés comme l’ont été tant de dirigeants de grève à cette époque par ce mécanisme de sabotage et de destruction connu sous le nom du Conseil national du travail et par toutes ses instances auxiliaires. »

— James P. Cannon, L’histoire du trotskysme américain (1944 ; traduction française chez Pathfinder, New York, 2002)

Ces leçons de la grève de Minneapolis sont précieuses et, malheureusement, plusieurs grèves dans les dernières décennies les confirment par la négative. À la différence que dans le Québec d’aujourd’hui, la bureaucratie syndicale ne s’est pas « laissée berner » par la loi anti-scabs, mais a plutôt complètement embrassé son cadre et l’utilise volontiers pour canaliser la colère des ouvriers.

Spartacist Canada et la loi anti-scabs : une opposition constante

J’aimerais souligner ici que la discussion que nous avons est en fait une réaffirmation de notre ligne historique sur la loi anti-scabs et que la position du BP en février dernier proposait en fait de la changer. En effet, SC [Spartacist Canada] a une histoire d’opposition constante à la loi anti-scabs au Québec et au Canada anglais.

Dès 1977, SC s’est opposé à la loi 45 du PQ et déclarait que « la loi 45 ne stoppera pas les briseurs de grève » (SC n° 19, septembre 1977). Puis le réaffirmait en 1978 (SC n° 23, février 1978). Et vient SC n° 27. Lors de la production de RO n° 3, c’est cet article que le BP avait trouvé et que l’on critiquait. La formulation que le BP dénonçait disait :

« l’usage de la loi du PQ pour casser les récentes grèves des travailleurs de l’Iron Ore à Sept-Îles et des travailleurs de la Commonwealth Plywood à Ste-Thérèse a montré qu’elle n’était qu’un autre outil des patrons dans leur arsenal anti-ouvrier. Dans ces deux grèves, la soi-disant loi “anti-scabs” du PQ a été utilisée pour protéger les scabs qui faisaient rouler la production alors que les tribunaux capitalistes émettaient des injonctions pour restreindre le nombre de piqueteurs » (ma traduction).

Personne n’est allé voir ce qui était réellement arrivé à la Commonwealth Plywood et à l’Iron Ore. J’ai trouvé peu de chose sur l’Iron Ore, mais j’ai trouvé une tonne d’articles sur la Commonwealth Plywood qui confirment ce que SC dit. À la Commonwealth Plywood une longue grève très dure a eu lieu avec des batailles rangées sur les lignes de piquetage. La bureaucratie syndicale cherchait à faire pression sur le PQ pour qu’il applique sa nouvelle « loi anti-scabs », mais Pierre-Marc Johnson ne voulait rien savoir et a même aidé publiquement la compagnie en reconnaissant la validité d’un contrat de travail signé avec un syndicat jaune, poignardant ainsi les travailleurs de la CSN dans le dos…

Toujours à la Commonwealth Plywood, le 7 juin 1978, la Sûreté du Québec provoque ouvertement les grévistes et une bataille a lieu devant l’usine. Des bureaucrates CSN parlent même de se doter d’une milice ouvrière dans le contexte où la grève démontre clairement que la loi anti-scabs n’est qu’une fraude. C’était certainement du baratin de bureaucrate de gauche, mais c’est une évidence qu’une « milice syndicale », tactique militante et nécessaire, contreviendrait certainement à la loi anti-scabs, sans parler du Code du travail ! D’ailleurs, cet épisode avait polarisé la CSN et beaucoup de militants avaient déchiré leur carte de membre du PQ à la suite de ce conflit. Évidemment, toute position qui ne soit pas une opposition à la loi anti-scabs nous aurait placés à la droite de toute la gauche, du mouvement ouvrier et même de l’aile gauche du PQ.

En 1983, après le meurtre d’un gréviste par un scab lors de la grève à l’Alcan Building Products à Toronto, SC dénonçait : « les dirigeants syndicaux et le NPD ont bougé rapidement pour détourner la colère des syndiqués dans des demandes pour une pseudo loi anti-scabs… ». Nos supporters dans le Letter Carriers Union of Canada sont allés sur les piquets de grève avec des pancartes disant « Pas des lois “anti-scabs” mais des piquets de masse pour gagner ! » (SC n° 58, juin 1983).

Je pourrais continuer : SC n° 66 en 1986 lors de la grève des meatpackers à la Gainers Inc. d’Edmonton dénonce les illusions dans la loi anti-scabs. Lors de la grève militante des mineurs d’or à Yellowknife en 1992-93, grève marquée par l’usage massif de scabs et par l’assassinat de neuf d’entre eux par un syndicaliste militant, nous avons plusieurs articles polémiquant contre le cul-de-sac d’une telle loi anti-scabs, encore une fois poussée par la bureaucratie pour canaliser la colère des syndiqués (SC n° 90, SC n° 94, SC n° 96). Même lorsque Mike Harris, en 1995, annula la loi anti-scabs en Ontario passée sous le gouvernement Bob Rae, nous réaffirmions et expliquions que bien que nous dénoncions les attaques antisyndicales de Harris, la loi anti-scabs ne faisait pas partie des gains du mouvement ouvrier (SC n° 106). Et en 2002, dans SC n° 134…

On connaît tous les profonds problèmes politiques de SC sur la question nationale durant toute cette période, mais sur la loi anti-scabs, SC a fait un bon travail en démasquant les illusions dans celle-ci et en y opposant un programme pour des luttes de classe indépendantes de l’État capitaliste.

Les arguments du BP pour « soutenir critiquement » la loi anti-scabs

J’ai écrit que je pensais que ce que le BP poussait était une adaptation aux politiques de la bureaucratie syndicale, une forme d’opportunisme. C’est un peu fort dans la mesure où le journal que nous avons publié a fini par être tout à fait correct politiquement. Mais la logique de la position du BP allait en direction d’une adaptation aux politiques de collaboration de classe de la bureaucratie.

Les principaux arguments du BP pour justifier ce soutien à la loi anti-scabs étaient, premièrement, que toute la bourgeoisie est contre la loi anti-scabs, donc si nous ne la supportons pas d’une quelconque manière, on se retrouverait avec la bourgeoisie. Cet argument se démolit de lui-même dans la mesure où, même si la bourgeoisie au Québec reste opposée en principe à la loi anti-scabs, elle a fait la paix avec elle et a réalisé que, historiquement, la loi a contribué à pacifier la classe ouvrière québécoise tout en n’entravant pas ses affaires. Le Conseil du patronat du Québec a d’ailleurs laissé tomber une occasion en or de contester la loi anti-scabs devant la Cour suprême du Canada au début des années 1990, car pour eux le climat de travail était « bon ». Une loi de l’État bourgeois peut très bien s’opposer aux intérêts d’une majorité des bourgeois pris individuellement tout en étant dans l’intérêt historique de la classe bourgeoise dans son ensemble.

Le second argument du BP était que de s’opposer à la loi anti-scabs nous ferait paraître comme étant pro-scabs aux yeux de la classe ouvrière. Il s’agit ici des pressions venant de la bureaucratie syndicale. Comme je l’ai mentionné, plusieurs travailleurs à ABI avaient été infectés par la ligne des bureaucrates sur la loi anti-scabs. Nous venions d’intervenir dans ce lockout et préparions un article que nous voulions leur distribuer. Il faut aussi rappeler que dans l’industrie de la construction où nous sommes intervenus pas mal et où nous faisons encore parfois des ventes, la bureaucratie syndicale demande toujours l’inclusion de ces travailleurs dans la loi anti-scabs, ces travailleurs n’étant pas couverts par celle-ci. Une position de soutien critique à la loi anti-scabs aurait sans aucun doute miné nos polémiques contre la politique traîtresse de ces bureaucrates qui canalisent la colère des travailleurs dans ce genre d’arnaque.

Argumentant contre la ligne du BP, une camarade m’a demandé ce que nous ferions, avec une ligne de soutien à cette loi, si des travailleurs s’y opposaient de la gauche ? Je pensais que cela serait complètement impossible tellement j’étais convaincu que la loi anti-scabs… arrête les scabs ! Non seulement il est tout à fait possible que des travailleurs s’y opposent et défient la loi anti-scabs mais ça s’est déjà produit ! Des manifestations ouvrières importantes ont eu lieu en 1977 contre la loi 45 et contre la loi anti-scabs qui s’ingérait dans les affaires des syndicats.

Quand cette camarade me disait cela, je m’imaginais des travailleurs défilant avec des bannières « À bas la loi anti-scabs ! »… Évidemment, je ne pense pas que cela va arriver. Mais cette camarade faisait un point absolument central : chaque piquet de grève dur et militant qui ferme complètement une usine, même pour une courte période, est en quelque sorte une forme d’opposition à la loi anti-scabs et à tout son cadre, même si ce n’est pas conscient. Ce type d’action est rare de nos jours et les bureaucrates travaillent fort pour que ça n’arrive pas, mais ça se produit quand même puisqu’il en va de la conscience syndicaliste élémentaire de la classe ouvrière. De penser qu’on apparaîtra nécessairement comme pro-scabs car nous sommes contre la loi anti-scabs légitime la politique des bureaucrates comme quoi les lois anti-scabs sont la solution pour gagner des grèves.

La lutte de classe au Québec est extrêmement régulée, car le mouvement ouvrier y est puissant. Liée à la loi anti-scabs est la question de la formule Rand. Ces deux vont souvent ensemble et sont tous deux généralement présentés comme des acquis des syndicats au Québec. En fait, il est totalement contraire aux intérêts de la classe ouvrière et des syndicats que ce soient les patrons qui collectent les cotisations syndicales ! La retenue des cotisations syndicales a été utilisée comme arme pour affaiblir les syndicats d’infirmières lors de la grève de 1989 (la FIIQ voit la retenue de ses cotisations suspendues par les patrons pendant 84 semaines). En 1990, une loi de retour au travail contre les 14 000 employés d’Hydro-Québec prévoyait la retenue du versement des cotisations au syndicat de 12 semaines par journée d’action « illégale »… La formule Rand, un peu comme la loi anti-scabs, est une formule antisyndicale de collaboration de classe : plutôt que de lutter pour des ateliers fermés [tous les employés embauchés doivent être membres du syndicat et c’est le syndicat lui-même qui impose sa discipline et perçoit les cotisations], la bureaucratie syndicale a laissé le soin aux patrons d’appliquer cette mesure, soumettant les revenus des syndicats à leur bon vouloir.

Personnellement un des aspects qui me poussait peut-être à soutenir la loi anti-scabs était aussi le contexte actuel. Nous vivons dans une époque réactionnaire, où les grèves sont souvent des défaites, ultracontrôlées par une bureaucratie légaliste qui n’a aucune autre perspective que la collaboration de classe. En relisant « Syndicalistes et révolutionnaires » de Cannon, j’ai été frappé par ce passage :

« La façon la plus sûre de perdre sa conviction, c’est de succomber devant son environnement immédiat ; de ne voir les choses que comme elles sont, et non comme elles sont en train de changer et doivent changer ; de voir seulement ce qu’on a sous les yeux et d’imaginer que c’est immuable. »

— James P. Cannon (1953 ; en français dans Spartacist n° 30, printemps 1997)

Le contexte où Cannon écrivait cela était bien différent et je n’insinue pas du tout que le BP a perdu sa conviction. Mais il y avait peut-être une tendance à limiter sa compréhension de la question de la loi anti-scabs à ce que nous voyons aujourd’hui en termes de lutte de classe au Québec, c’est-à-dire pas grand-chose d’inspirant. C’est un peu pourquoi j’ai circulé quelques coupures d’articles pendant mon rapport : le marxisme nous apprend que les choses n’ont pas toujours été comme elles le sont aujourd’hui et elles sont donc appelées à changer.

Notre ligne sur la loi anti-scabs

Pour conclure, la loi anti-scabs cristallise parfaitement ce que Trotsky décrivait dans « Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste » en ce qui concerne leur intégration au pouvoir d’État. Il écrivait que les syndicats

« doivent affronter un adversaire capitaliste centralisé, intimement lié au pouvoir de l’État. De là découle pour les syndicats, dans la mesure où ils restent sur des positions réformistes — c’est-à-dire sur des positions basées sur l’adaptation à la propriété privée — la nécessité de s’adapter à l’État capitaliste et de tenter de coopérer avec lui. »

— Léon Trotsky (1940)

En épousant complètement le cadre de la loi anti-scabs, la bureaucratie syndicale rend ses armes et laisse à l’État bourgeois tout le pouvoir de déterminer qui est un scab. Du même coup, elle s’assure aussi que les ouvriers soient désarmés et qu’ils n’aient pas l’idée saugrenue d’empêcher des gens d’entrer dans l’usine et de casser leur grève : la bureaucratie se transforme en police politique aux yeux de la classe ouvrière.

Nous sommes contre les lois anti-scabs. Notre opposition est liée à notre perspective pour une direction lutte de classe des syndicats et à la nécessité d’un parti ouvrier luttant pour le pouvoir des travailleurs.

Au Québec et au Canada anglais, les lois anti-scabs sont célébrées dans la gauche et le mouvement ouvrier comme de grands acquis alors qu’elles ne sont que des piliers de la collaboration de classe. C’est notre devoir d’expliquer que nous sommes contre les lois « anti-scabs » qui sont en fait des lois anti-piquets de grève déguisées. Nous devons dénoncer les campagnes pour leur « renforcement » ou pour l’adoption de telles lois comme des diversions visant à canaliser la colère de la classe ouvrière dans un cul-de-sac légaliste. J’expliquais ailleurs que nous ferions cela si nous avions des membres dans un syndicat, mais il importe que notre parti fasse cela partout où c’est nécessaire, à l’intérieur ou à l’extérieur des syndicats. Il nous faut aussi expliquer la nature de l’État en lien avec ces lois anti-scabs, c’est-à-dire que l’État capitaliste, ses flics, ses tribunaux, mais aussi ses organes bureaucratiques comme le ministère du Travail, le Tribunal administratif du travail et ses inspecteurs ne vont pas stopper les scabs ou défendre les grèves à la place des travailleurs ! Pas d’illusion dans la loi « anti-scabs » ! Pour des lignes de piquetage fermes que personne n’ose traverser !